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Пишет larvatus ([info]larvatus)
@ 2005-05-09 19:58:00


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situation de valéry
    Les pages qui suivent sont un commentaire pour la conférence sur Baudelaire lue par Paul Valéry à Monaco le 19 février 1924. Une étude d’importance historique considérable, Situation de Baudelaire touche à toutes grandes questions de la poétique de Valéry autant que de celle de Baudelaire. Bien que le poète fût contraint à simplifier sa pensée par le caractère officiel des circonstances de la présentation de ce texte, on peut y trouver des abondants témoignages de l’étendue et de la profondeur de sa philosophie de la théorie littéraire. D’ailleurs, grâce à son importance critique, ce texte peut être regardé comme contenant les prolégomènes à toute étude baudelairienne. Ces pages sont donc destinées à servir d’une préface à ma propre étude sur Baudelaire. Par conséquent, je remarquerai sur quelques similarités et différences entre les deux poètes.
    Je ne commenterai que quelques morceaux choisis à mon guise, car je préfère utiliser le texte comme un point de départ afin de donner un précis de la pensée théorique de Valéry. Pour mieux pénétrer à l’intérieur de celle-ci, je vais commenter celui-là en établissant des relations entre lui et l’ensemble de l’œuvre valéryenne. La méthode que j’offre est donc celle d’une lecture fragmentaire et synoptique, c’est-à-dire intertextuelle. Donnant une vue générale, voire superficielle, de l’ensemble de l’œuvre théorique de Valéry, elle doit a fortiori être synchronique, utilisant des textes d’origine plus aussi que moins récente que celui de la conférence. Cependant, j’accorderai la préférence aux textes des Cahiers, afin d’expliquer à partir d’eux ceux publiés du vivant de l’écrivain. J’utiliserai des caractères graisses afin de tirer attention sur les mots des hommes supérieurs, tels que Baudelaire et Poe aussi que leurs amis, Proust, Cioran, et Valéry lui-même.


        L’Auteur et son œuvre

    Au moment de la conférence, il y a 57 ans que Baudelaire fut mis sous terre. Cependant l’œuvre dure, tandis que son auteur périt, même dans celle-là. Car, quant à l’écrivain, son devoir, qui est son métier, est de disparaître, lui, son visage, ses amours et ses affaires. Nous ignorons tout des auteurs de très grandes œuvres. [...] Ce qui fait un ouvrage, n’est pas celui qui y met son nom. Ce qui fait un ouvrage, n’a pas de nom. (O.II.801-802) Le travail littéraire s’accomplit par des auteurs obscurs agissant au nom d’un être innommable. Cet côte mystique se manifeste souvent chez Valéry : L’objet du poème est de paraître venir de plus haut que son auteur. Au service de cette idée naïve et primitive, et peut-être vraie /non fausse/, tous les artifices, labeurs, sacrifices ― de cet homme. (C.II.1007 ~ O.II.678.) Je reviendrai tout à l’heure sur les effets de ce mysticisme de Soi. Maintenant je reviens à la différence entre l’auteur et son œuvre, sur laquelle Valéry insiste toujours : Il suffit d’avoir écrit soi-même pour savoir à quel point ce que l’on écrit diffère de soi-même et combien ce que l’on n’écrit pas est plus important. (C.I.631.) Plus important pour quoi ? et pour qui ? pour l’écrivain ou pour ses lecteurs ? Afin de mieux connaître celui-là, ceux-ci seraient bien avisé de suivre son conseil : je pense qu’il faut rechercher la visée, les objectifs probables profonds des êtres. On ne sait rien de quelqu’un quand on ne sait pas ce qu’il veut. (Loc. cit.) Même s’ils tentent de le faire, ils doivent toujours distinguer l’homme de l’auteur : Il n’y a pas accord simple ni constant entre mon être et l’activité de l’écrivain. (C.I.255.) La difficulté implicite dans toute étude de Valéry est là : conformément à ses principes, il se cache toujours :
Perspective ― Si j’ai rédigé et publié d’abord des ouvrages qui procèdent d’une partie de mes pensées que j’ai considérée et traitée secondairement et non comme la principale, j’apparais l’homme dont cette pensée accessoire est la principale pensée ―, et le miroir de l’opinion me présente un moi-même qui n’est pas moi. Car je suis ma principale pensée. Mais pour les autres je suis ce qu’ils voient. (Loc. cit.)
Même aujourd’hui, vingt ans après la parution de ses cahiers, la pensée valéryenne reste méconnue. Lui, qui pendant la cinquantaine des années fut accueilli comme excessivement « cerebral », jugé comme un être desséché, dépourvu d’enthousiasme, gardait volontiers toute évidence du plaisir sensuel qu’il tirait de l’acte de penser. Il faut revenir aux sources théoriques de cet « Je ne sais quoi de pur et de surnaturel » de la sensualité qui se trouve souvent dans l’œuvre poétique de Valéry.
    Soulignons que la distance qui sépare l’homme de son œuvre est maintenue volontairement et rigoureusement par Valéry. L’activité de l’écrivain est celle d’esprit, qui d’ailleurs ne se manifeste dans son œuvre que obliquement. Ainsi il déclare : Le public n’a droit qu’a notre esprit. Le cœur est chose secrète (C.I.269.) Ouvrir son cœur, sa chambre à coucher ― me paraissait absurde plus qu’indigne, car tout le monde a un cœur et un ventre ; et je n’ai pas besoin de ceux des autres, ayant assez de miens. (C.II.1194.)
    Valéry est allé assez loin de son premier article (10 novembre 1889), où, suivant Edgar Poe, il insistait que la littérature est l’art de se jouer de l’âme des autres. (O.I.1850.) La littérature étant la construction d’une apparence (C.II.1017) c’est-à-dire un artifice qui d’ailleurs n’est qu’un moyen trompeur pour déguiser la vérité, il n’en est pas question d’être sincère :
Sincérité
    Un homme qui écrit n’est jamais seul, et comment être soi quand on est deux ?
    Être sincère, c’est se donner comme étant avec les autres ce qu’on est avec soi-même ― c’est-à-dire seul ― mais rien de plus.

(C.II.1213 = O.II.899)
Sincérité est donc incompatible avec les principes littéraires :
    Rousseau. Le plus h[omme] de lettres et le Père de l’Exhibition.
    Confession publique.
    Confession et description ― les deux moyens, exemples et agents de ruine de toute construction.
    « Sincérité » ― mère de crimes ― Car un crime n’est qu’un acte de sincérité : on agit comme l’on pense.

(C.II.1224)
Quant à Les Fleurs du Mal, les descriptions y sont rares, et toujours significatives (609-610). On se souvient que leur auteur, lui aussi est un homme double d’une toute autre manière, dans la domaine physique, en tant qu’un dandy qui doit vivre et dormir devant un miroir (B.O.I.678)  ; dans la domaine morale, en tant qu’un vrai représentant de l’ironie (B.C.I.313), l’Héautontimorouménos qui sut extraire des vers immortels de la souffrance :
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?

Elle est dans ma voix, la criarde !
C’est tout mon sang, ce poison noir !
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon cœur le vampire,
―Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !

(B.O.I.78-79)
Il faut réfléchir sur la différence entre le ton de ce poème et le ton proprement confessionnel. Malgré sa tentative de mettre son cœur à nu dans ses journaux, Baudelaire, avec ses deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie (B.O.I.658) ne pût jamais faire un confession publique comme un tel Jean-Jacques, Père de l’Exhibition (C.II.1224) critiqué par Valéry ci-dessus.
    Il s’ensuit que le titre de la conférence valéryenne semble contenir un paradoxe. S’il n’y a pas accord simple ni constant entre l’être et l’activité de l’écrivain, pourquoi Valéry utilise-t-il cette métonymie (Selon Fontanier [1830], p. 79, il s’agit ici de la de la métonymie de cause active.) en appelant son texte qui d’ailleurs concerne l’œuvre baudelairienne plutôt que l’homme qui la produisit ― Situation de Baudelaire ? Cet usage rhétorique, n’est-il aux antipodes de principes littéraires avoues de son auteur ? J’y reviendrai à la fin de cet essai.
    Selon Valéry :
Le problème de Baudelaire pouvait donc, ― devait donc, ― se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, ― et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’état. Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, la nécessité de se distinguer est indivisible de l’existence même.
(600)
Je parlerai plus tard de la fonction de l’orgueil créateur chez Valéry, qui paraît si différent de l’orgueil satanique baudelairien. Maintenant je voudrais examiner l’idiome singulier de « la raison d’état », dont Valéry se sert souvent à son propre égard. (Voir je me suis fait [...] une raison d’état, C.I.194.)
    Bien que cette métaphore soit courante, ne signifiant que ce qui permet d’expliquer les actes du poète, l’équivoque doit être vue comme contribuant au signification du texte. D’ailleurs, la question de politique n’est pas assez éloignée des questions littéraires ni chez Baudelaire ni chez Valéry. J’examinerai donc l’attitude de Valéry vers l’état politique, qui est très ambiguë.
    D’un part, selon lui, L’état est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d’une puissance et d’une maladresse insignes, enfant monstrueux de la Force et du Droit, qui l’ont engendré de leurs contradictions. Il ne vit que par une foule de petits hommes qui en font mouvoir gauchement les mains et les pieds inertes et son gros œil de verre ne voit que des centimes ou des milliards. L’état, ― ami de tous, ennemi de chacun. (O.II.686.) L’aveugle puissance des états (C.II.1506) évidemment gêne cet homme de lettres raffiné. D’autre part, il est capable d’être séduit par l’idée de l’état dictatorial, où un homme assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit. (O.II.980)
    Cette hésitation entre Anarchie-Monarchie (C.II.1491), d’ailleurs semblable aux attitudes baudelairiennes, n’est pas si étonnante. Car un état est d’autant plus fort qu’il peut conserver en lui ce qui vit et agit contre lui. (O.II.903.) On vit ci-dessus que le travail de l’écrivain nécessite une certaine multiplicité de soi. Par conséquent, l’état d’esprit poétique doit être dictatorial afin de maîtriser cette multiplicité en s’arrangeant en un état pur dont je parlerai tout de suite. Enfin, la poésie elle-même résulte de la multiplicité, de la non-uniformité des significations ― ou plutôt des effets d’un signe. (C.II.1123.) Ainsi on peut dire qu’un poème est semblable à un état dictatorial : on y trouve une multiplicité de sens, assujettis à la syntaxe précis ; c’est un état de généralité de non-soi doué de toute la sensibilité du soi (C.II.1070 ; cf. C.II.1078.), vague, mais rigoureusement gouverné. La poésie s’éloigne du langage univoque et uniforme ; d’ailleurs, elle est possible à cause de la non-univocité des mots ( C.II.1125, C.II.1130) :
Le grand art présente toujours la multiplicité intrinsèque de valeurs des parties ou éléments d’un ouvrage. Les mots en poésie sont polyvalents. Ils ont force mythique.
(C.II.1112.)
La polyvalence est essentielle : toute équivoque, en tant qu’elle peut s’interpréter de plusieurs manières, est significative, contribuant au côte mystérieux du texte. Comme un dictateur impérieux, le poète maîtrise cette pluralité de significations possibles, afin d’arriver à son but créatif, qui est de produire un ouvrage doué d’une indépendance active de son créateur. D’où viennent les métaphores politiques : notons que Valéry parle de l’empire que la poésie de Baudelaire exerce (611), et de l’absolutisme de conventions de son art classique (605).

        Le Classicisme

    Baudelaire, un classique : très facile à dire dès qu’on établit son opposition au romantisme. D’ailleurs on connaît cette désignation communiqué le 18 août 1862 par l’éditeur Hetzel à Houssaye, qui hésitait alors à publier ses poèmes en prose :
Baudelaire est notre vieil ami ― ce qui n’est rien, car nous avons trop d’amis ― mais c’est certainement le prosateur le plus original et le poète le plus personnel de ce temps, ― il n’y a pas de journal qui puisse attendre cet étrange classique des choses qui ne sont pas classiques ― publie-le donc ― mais vite ― et mats-moi à même de le lire. Les vrais singuliers sont si rares !
(CB.437)
Mais dans la domaine du discours public, cet terme aurait une toute autre signification. Ainsi Marcel Proust décrivit-il une occasion quand Sainte-Beuve fit un article sur les diverses candidatures pour des élections à l’Académie Française :
Baudelaire était candidat. Sainte-Beuve, qui du reste aimait donner des leçons de littérature à ses collègues de l’Académie comme il aimait donner des leçons de libéralisme à ses collègues du Sénat, parce que, s’il restait de son milieu, il lui était très supérieur, et qu’il avait des velléités, des accès, des prurits d’art nouveau, d’anticléricalisme et de révolution, Sainte-Beuve parla en termes charmants et brefs des Fleurs du Mal « ce petit pavillon que le poète s’est construit à l’extrémité du Kamtchatka littéraire, j’appelle cela la “ Folie Baudelaire ” (toujours des « mots », des mots que les hommes d’esprit peuvent citer en ricanant : il appelle cela la « Folie Baudelaire ». Seulement le genre des causeurs qui citaient cela à dîner le pouvaient quand le mot était sur Chateaubriand ou sur Royer-Collard. Ils ne savaient pas qui était Baudelaire). Et il termina par ces mots inouïs : « ce qui est certain, c’est que M. Baudelaire gagne à être vu, que là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un GENTIL GARÇON, fin de langage et tout à fait classique dans les formes. » Je ne peux pas croire qu’en écrivant les mots gentil garçon, gagne à être connu, classique dans les formes, Sainte-Beuve n’ait pas cédé à cette espèce d’hystérie de langage qui, par moments, lui faisait trouver un irrésistible plaisir à parler comme un bourgeois qui ne sait pas écrire, à dire de Madame Bovary : « Le début est finement touché. » Mais c’est toujours le même procédé : faire quelques éloges « d’ami » de Flaubert, des Goncourt, de Baudelaire, et dire que d’ailleurs ce sont dans le particulier les hommes les plus délicats, les amis les plus sûrs.
(CSB.245-246)
Pourtant Valéry est aux antipodes de la critique biographique beuvienne, contre laquelle s’élève Proust. Comme ce dernier, il fait sa critique littéraire, voire vit sa vie même, afin d’en nourrir ses propres écrits. Donc il se hâte de donner une définition : classique est l’écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui l’associe intimement à ses travaux. (604) Ainsi culmine le contraste avec Romantisme : L’oeuvre romantique, en général, supporte assez mal une lecture ralentie et hérissée des résistances d’un lecteur difficile et raffiné. (601) Cette définition est indispensable, car sans elle le discours se réduirait à rien qu’une simple manipulation des signes deporvus de toute signification. Car selon lui,
Il est impossible de penser ― sérieusement ― avec des mots comme Classicisme, Romantisme, Humanisme, Réalisme...
On ne s’enivre ni se désaltère avec des étiquettes de bouteilles.

(O.II.801)
Or, classicisme étant une notion-clef chez Valéry, les autres définitions ne manquent pas.
Une définition du classique (Définition No 3670007 ― ) Celui qui exige de ses œuvres qu’elles satisfassent q[uel]q[ue] chose autre que lui-même, que ses intentions, que son plaisir ― chose indépendante de lui.
(C.II.1188)
Encore une multiplicité de soi chez l’écrivain. Notons que L’objet d’un vrai critique devrait être de découvrir quel problème l’auteur (sans le savoir ou le sachant) s’est posé, et de chercher s’il l’a résolu ou non. (O.II.558 ~ C.II.1191, cf. Résumé de la critique connue, C.II.1177-1178.)
    L’auteur classique, par conséquent, portant un critique en soi-même, doit être conscient du problème qu’il se pose.
Classiques
Sont aussi ces auteurs qui dominent toujours leur œuvre ― c’est-à-dire leurs nerfs, leurs défaillances, et gardent le commandement et l’esprit. Mais il arrive que la domination domine trop : et que la poésie dépérisse au bénéfice des marques extérieurs de l’ordre, du goût.. Car on imite la discipline apparente, en abolissant les instincts contre lesquels elle doit exister et non en soi.

(C.II.1012-1013)
Comme nous avons vu, l’auteur dictateur se manifeste partout dans l’œuvre valéryenne ; ne le laisser jamais devenir un tyran, c’est toute la question. Voici la limite de classicisme : bien que Valéry cherche à faire du travail littéraire ― une sorte de calcul (C.II.1018), il doit à la fin revenir à ses instincts imprécis et a sa volonté indépendante de toute règle ou convention.
    Notons que, historiquement, le classicisme suit le romantisme : tout classicisme suppose un romantisme antérieur (604). En outre, cette évolution est possible même dans un individu : un romantique qui a appris son art devient un classique (C.II.1185 = O.II.565-6). L’essence du classicisme est de venir après. (604) Ainsi l’ontogénie reprend la phylogénie.
L’ordre suppose un certain désordre qu’il vient réduire. La composition, qui est artifice, succède à quelque chaos primitif d’intuitions et de développements naturels. La pureté est le résultat d’opérations infimes sur le langage, et le soin de la forme n’est autre chose que la réorganisation méditée des moyens d’expression.
(604)
L’ordre, la composition, la pureté, la forme : ces notions-clefs chez Valéry seront expliquées ci-dessous. Quant au « romantique », selon Valéry, c’est celui qui cherche une voie royale dans la littérature en s’opposant à l’approche scientifique (605) et, d’ailleurs, en négligeant les devoirs pénibles du travail littéraire. (Loc. cit.)
Le Romantisme conduit à penser que non seulement les idées raisonnées sur l’art sont inutiles mais qu’elles sont nuisibles. Et en particulier, invoquant la natura naturans, il repousse les conventions ― qu’il croit éviter en les ignorant ― et qu’il croit donc nuisibles, mauvaises au lieu de voir qu’elles sont « créatrices ». (C.II.1223)
Rien de surprenant, donc, dans sa conclusion : Mais, comme on le voit par les sciences, nous ne pouvons faire œuvre rationnelle et construire par ordre que moyennant un ensemble de conventions. (604-605) Remarquons d’abord que la préférence que Valéry témoigne pour les sciences est bien arbitraire sinon, pour un soi-disant lecteur moderne, surannée. Elle est pourtant la thèse fondamentale de sa philosophie. Puis, on doit souligner que les conventions dont parle Valéry ne s’opposent jamais à sa liberté créatrice : Les œuvres à grandes contraintes exigent et engendrent la plus grande liberté d’esprit. (C.II.1017)
    En suivant ses propres conventions, l’écrivain classique peut, et même doit, éviter la sensation de l’arbitraire. (C.II.1041) Qui plus est, il peut espérer produire un chef-d’œuvre doué d’une nécessité interne :
Une œuvre très admirable dit à la fois qu’elle aurait pu ne pas se produire et que ― Elle ne pourrait être autre qu’elle est. Elle a sa « liberté » et sa « nécessité ». Elle est. Il est incroyable qu’on l’ait faite. Il est impossible de la concevoir autre.
(C.II.979)
Un chef-d’œuvre n’est donc qu’un être contingent et même improbable ; mais il est doué d’une nature nécessaire, même inaltérable.
    Chez un individu, la maîtrise des conventions s’accroît avec le temps. La jeunesse s’accorde mal avec eux : elle est un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal comprises : ou aveuglement combattues, ou aveuglement obéies (O.II.12). Par contraste, l’état de veille, et de maturité ou de raison est [...] fait de conventions (C.II.98), lesquelles rendent possible toute connaissance. Nous sommes donc contraints de considérer notre compréhension ordinaire, notre fonctionnement psychique normal effectué entre perceptions et raisons à partir des sens, ― comme une sorte de convention (C.II.519). D’ailleurs, pour Valéry, la congruence des symboles individuels, images etc. aux choses, c’est-à-dire du signifiant et du signifié aux dénotations, n’a que la valeur d’une convention de jeu (C.I.664)
    Il est rare qu’on perçoive quelque chose sans apercevoir un fait quelconque la concernant. (Cf. Searle [1983]: Ch. I.) La connaissance accompagne la perception ; mais celle-là est rendue possible par l’ensemble de conventions dont nous disposons. Ce que n[ou]s voyons est une carte géogr[aphique] coloriée dont n[ou]s connaissons les conventions. (C.I.1170) Pareillement, les conventions de l’art classique nous permettent d’ajouter la jouissance active de l’esprit qui surgit de la connaissance intime de l’œuvre au simple plaisir venue de l’apparence. Selon Valéry le poème, cette hésitation entre le son et le sens (C.II.1065 ~ O.II.637), dépend d’une relation sémantique plurielle, voire polysémique, entre le signifiant et les signifiés. D’ailleurs, il voit tout art comme une relation du formel et du significatif (C.II.923), dont il songe à formuler les conditions pour en faire un calcul (C.II.1017).
    De plus, on apprend que pour Valéry, Un langage a pour sens du Non-langage. « Non-langage » sont les sensations, les choses, les images et les actions. Rien de plus, rien de moins. Tout le reste est pur transitif. (C.II.750-751) Ainsi un poème est une construction linguistique qui vise à produire l’effet extra-linguistique dans l’esprit de son lecteur, qui cache dans sa forme une multitude des significations : des sensations, des choses, des images, et surtout des actions. Puis, on se souviendra qu’il est un état de généralité de non-soi doué de toute la sensibilité du soi. Par conséquent, pareillement à un être vivant, un poème peut avoir des fonctions affectives et cognitives, voire des fonctions conatives, destinées à produire quelque effet.
    Celles-ci sont les plus importantes pour Valéry. D’ailleurs, sa pensée favorise toujours l’activité quelconque en dépit de toute considération de l’agence :
Ma visée fut toujours de tout concevoir comme fonctionnement ou produit de fonctionnement. En particulier, je fais la chasse aux « abstractions substantives », aux soi-disant êtres de raison, concepts et autres figures de la rhétorique philosophique.
Tout, finalement, doit pouvoir se réduire en 10 Ceci que je touche du doigt en prononçant un MOT ; 20 Cela que je fais ou mime en prononçant un MOT.

(C.I.860)
Par consequent, le poète exprime un doute Héracliteen sur la validité de la conception de l’identité personnelle :
Je ne sais pas ce qui ne change pas ― en moi.
(C.II.316, cf. C.II.294-295)
L’homme ne demeure soi-même que par la force de sa mémoire :
Le droit, la critique, les peines etc. supposent que Monsieur X est quelque chose de bien déterminé ― et qui se conserve etc., ― et donc enfin, une CHOSE. Héraclite aurait bien vu que la peine ne peut atteindre le coupable et que la flèche lancée vers le zénith ne retombe jamais sur l’archer. La morale, le mérite, la justice, exigent donc que l’homme soit chose, ― une chose dont les parties sont liées par la mémoire comme les atomes de la pierre par leur attraction.
(C.II.616-617, cf. C.II.321-322, 322-323)
Il s’agit ici des notions classiques le la philosophie de l’empirisme anglais, surtout celle de John Locke. Ainsi Valery se trouve aux antipodes avec des courants philosophiques françaises, d’origine cartésienne, sinon pascalienne.

        Les Conventions

    Même si l’écrivain classique utilise des conventions pour combattre l’apparence de l’arbitraire dans son œuvre, il peut choisir ces règles d’apparence arbitraire (605) à sa guise. La nature exacte des conventions de l’art classique est accessoire, l’essentiel étant la décision de suivre une convention quelconque. Mais comment assurer les ouvrages contre les retours de la réflexion, et comment les fortifier contre le sentiment de l’arbitraire. Par l’arbitraire même, par l’arbitraire organisé et decrété. (O.I.740) Ainsi l’auteur classique arrive à dominer son œuvre, le Moi y compris. Ma fin n’est pas littéraire. Elle n’est pas d’agir sur d’autres tant que sur moi ― Moi ― en tant qu’il peut se traiter comme un œuvre... de l’esprit. (C.I.286) Mais il y aura toujours le danger de périr par la fidélité trop étroite à son propre système. (O.II.626) De quoi j’ai souffert le plus ? Peut-être de l’habitude de développer toute ma pensée ― d’aller jusqu’au bout en moi. (O.II.45) Cette habitude appartenait à Monsieur Valéry autant qu’à son personnage, Monsieur Teste. Comme l’idée même de la poésie pure, elle lui fut venue de l’œuvre de Poe, dont Valéry tira sa théorie littéraire ainsi que Baudelaire l’avait fait avant lui. (Cf. 607) L’influence de Poe est d’une grande importance dans le développement de Valéry. Pareillement à Baudelaire, il vit dans l’écrivain américain une doctrine très séduisante et très rigoureuse, dans laquelle une sorte de mathématique et une sorte de mystique s’unissaient. (609).
    Le côté théorique de cette doctrine se trouve dans l’essai The Poetic Principle, dont, suivant l’exemple baudelairien, Valéry considéra le contenu, sinon la forme, comme son propre bien (608). D’autre part, la côte mystique fut engendrée non seulement par un principe, mais par l’effet frappant de son expression verbale. Dans ses cahiers, les Mémoires d’un esprit sans mémoire des événements, Valéry parle souvent de la valeur de la phrase sur les possibilités de perfection, qu’il trouva chez Poe. (C.I.174-175, 183, 177, 181, 314, 317, etc.) La voici : Je crois que le monde n’a jamais vu et que, sauf le cas où une série d’accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l’application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d’exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines le plus riches de l’art. (P.944)
    Valéry mentionne une autre phrase écrite par Mme Frances Osgood sur Poe, et citée par Baudelaire : Il passait d’interminables heures à son pupitre, sous le portrait de sa Lénore, l’aimée et la morte, toujours assidu, toujours résigné et fixant avec son admirable écriture les brillantes fantaisies qui traversaient son étonnant cerveau incessamment en éveil. (P.1041) Ces propos orientaient Valéry vers la considération de la Poésie en tant que problème général (C.I.314), une voie destinée à aboutir à la conception de la poésie pure, un développement de l’héritage théorique de Poe. En outre, elle avait des conséquences immédiates dans son œuvre. Ainsi Valéry rêvait sur les possibles de l’esprit, arrivant à une question fondamentale de Monsieur Teste : Que peut un homme ?.. (O.II.23) Voici le fondement du système valéryenne : Qui es-tu ? Je suis ce que je puis (O.I.396, cf. C.I.675). Le pouvoir est, bien entendu, celui de créer : Il y a une partie en l’homme qui ne se sent vivre qu’en créant : j’invente, donc je suis. (C.II.992 ~ O.II.594) D’ailleurs, ce pouvoir puisse s’exercer dans n’importe quel domaine : on se souvient de Napoléon, en tant que l’ancien idole du poète. Mais dans le cas Valéry, il s’agit de prendre de plus en plus l’empire sur le Moi traité comme une œuvre. Il n’y a qu’une chose à faire : se refaire. (C.I.342 = O.II.876) Alors, Moi est mon instrument. Je joue sur moi des airs très variés. Tout ce que je puis ― tout ce que je fus ― ceci forme un instrument. (C.I.343)
    On observe que chez Valéry sa devise principale est : Je fais ce que je puis ― avec cette signification que je ressens constamment et fortement ce que je ne puis pas. (C.I.228) On reconnaît donc que pour lui il n’y a pas de différence entre être et faire, ni ente pouvoir et créer. Ainsi dans l’écrivain tout existe pour aboutir à son travail créatif, qui gagne une valeur supérieure au produit littéraire :
L’exercice de la poésie laborieuse m’a accoutumé à considérer tout discours et toute écriture, comme un état d’un travail qui peut presque toujours être repris, et modifié ; et ce travail même comme ayant une valeur propre, généralement très supérieure à celle que le vulgaire attache seulement au produit. (C.II.1011 ~ O.II.1454)
Notons que je suis ce que je puis peut être considéré comme une des caractéristiques déterminantes de toute matière vivante et consciente, c’est-à-dire, la dernière d’une triade des fonctions affectives, cognitives, et conatives. Puis, la localisation de la valeur d’une œuvre littéraire dans le travail même, le faire de la production artistique, impose les caractéristiques conatives d’un être vivant, par analogie, à l’œuvre littéraire. Or, le caractère actif d’une œuvre dépend de son lecteur, le mouvement de création (C.II.1014) devant se reproduire à nouveau chaque fois qu’elle offre à lui l’occasion d’un plaisir ― travail actif ― au lieu de lui proposer une jouissance passive. (C.II.1033) Le poème, un tel être vivant et actif, ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait expressément pour renaître de ces cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être (O.I.1373, cf. O.I.1510). Un tel phénix, brûlé par sa lecture, toujours renaît grâce à son inutilité (O.I.1453, 1502, etc. ; cf. C.II.1034 : poésie, caractères inutiles du langage développés.). Il produit l’état d’invention perpétuelle (C.II.1077), donc il doive exister toujours, selon la formule valéryenne j’invente donc je suis.
    Mais le temps est un rebelle, et par conséquent : L’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son auteur l’avait faite. (O.II.561) C’est-à-dire elle dure en tant qu’elle est capable de recevoir le sens produit par l’action de l’esprit de son lecteur (C.II.1033). Cette possibilité existera tant qu’il y aura des lecteurs, car il y a beaucoup plus dans ce que donne à penser tel texte que dans la pensée même qui le produisit. (C.II.1229)
    L’œuvre dure ― comme dure la matière. Par analogie, Valéry la caractérise comme ayant une qualité de solidité : Une œuvre est solide quand elle résiste aux substitutions que l’esprit d’un lecteur actif et rebelle tente toujours de faire subir à ses parties. (O.II.626) Une œuvre est donc une espèce de matière spirituelle qui garde sa cohésion, résistant aux assauts des esprits de ses lecteurs, toujours restant impénétrable par eux. Par conséquent, aucun lecteur ne pourra jamais la maîtriser totalement. Cependant, elle ne doit la continuation de son existence qu’à lui.

        L’Orgueil createur

    D’où va cette qualité rebelle et difficile (601), toute nécessaire pour que ce lecteur puisse nourrir la matière vivante d’une œuvre littéraire ? Elle sort de son orgueil.
    Mon orgueil n’est pas amour de moi, ― écrivit Valéry. Si je m’aimais je ne me mènerais pas, comme je fais, à coups de botte. Il est mépris de tout et donc des autres mais pas plus que de moi. (C.I.31) Étrange notion, celle d’orgueil négatif comme un moyen de propulsion fonde sur le mépris. L’orgueil véritable est une résistance toute vivante, essentielle à l’individu ; obstacle qui doit et veut empêcher la connaissance de cet homme de se convaincre qu’elle est, avec lui, une certaine chose déterminée et finie. (C.II.293)
    Parfois l’orgueil valéryen s’approche de l’anarchisme stirnerien : Il n’est pas de labeur dont je ne me sente capable pour prouver à moi-même que je suis cependant l’unique et je tends à créer mon empire inviolable par tous moyens. (C.I.38) Notons bien la symétrie profonde qui existe entre la résistance en tant qu’elle compose la solidité d’une œuvre littéraire, et la résistance en tant qu’elle fait partie d’un être inviolable, doué de l’orgueil valéryen. Il paraît donc que ce dernier est lié au processus littéraire, à la lecture aussi bien qu’à la création, dont il forme une partie intégrale de l’existence même. (600)
    Valéry poussa le côté théorique de la doctrine de Poe aussi loin qu’il le fit avec la notion de perfection. Chez lui, l’idée de pureté devient omniprésente, se manifestant partout dans son œuvre. Je fus possédé par le démon de la Pureté (C.I.303), écrivit-il ; l’impureté est mon antipode (C.I.141) En quoi consiste-t-elle ?
    Après un coup d’état en 92 (C.II.460) qu’il souffrit pendant la Nuit de Gênes, Valéry découvrit sa « méthode » ― laquelle était pureté ― séparation des domaines. φ et ψ. (C.I.190) Il n’y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre, écrivit Valéry pendant sa nuit blanche du 4 au 5 octobre 1892, se sentant foudroyé, désirant de l’être (C.II.855). Ce qu’on prend pour de telles choses, ce sont des signes indiquant des transformations… Et puis : Il n’y a ni temps, ni espace, ni nombre en soi, ni causes, ni… Il n’y a que des opérations. C’est à dire des actes, et ce qu’il faut pour ces actes. (C.I.562)
Porter la pureté à l’extrême pour parvenir à tout dire. Et pourquoi ? c’est que la pureté dont je parle n’est autre que le sentiment de plus en plus net de mes parties indépendantes, et que la possession de mes fonctions bien séparées. Ceci acquis, on revient à la composition et on peut composer beaucoup plus de choses. Ainsi le musicien, ainsi le chimiste.
(C.I.340)
Autrement dit, afin de produire une œuvre parfaite, on commence par mettre soi-même dans l’état parfait (cf. C.I.317). Moi est mon instrument ; dès que je me compose, la composition devient facile. Ainsi, la préparation d’une œuvre consiste à se donner laborieusement la liberté de l’exécuter légèrement (C.II.1016). Comme les conventions du classicisme, que Valéry applique d’abord à son propre être, la pureté traverse le champ valéryen, devenue un épithète de tout ce qui est beau, résumant tous les sentiments de ce dernier (C.II.924). Il est évident que le poète songeait à écrire un livre au sujet quasi éthique, intitulé Gladiator, y compris le traité de la pureté. Mais pour Valéry, l’éthique est obligatoire en tant qu’elle est naturelle ; il faut n’est qu’une conséquence de il est. La pureté est conséquence de la conscience (C.I.362) tout à fait spontanée, propre à la nature humaine, et commune à tous les hommes. Il ne nous reste qu’à faire attention à nous-mêmes pour découvrir sa source. Il faut être parfait ― Il n’y a pas à hésiter. (Loc. cit.) Cette perfection reviendrait aux sources mathématiques :Mon rêve littéraire eût été de construire un ouvrage à partir de conditions a priori. (C.I.254)
    Mais il n’est pas question ici de vouloir être original. Le désir d’originalité est le père de tous les emprunts /de toutes les imitations/. Rien de plus original, rien de plus soi que se nourrir des autres ― Mais il les faut digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. (C.II.1002-3 ~ O.II.478) Ainsi il faut distinguer l’emprunt baudelairien du passage de Poe (608-609) d’un plagiat ordinaire. Car plagiaire est celui qui a mal digéré la substance des autres ; il en rend les morceaux reconnaissables (O.II.677). Malgré le morceau reconnaissable de Poe rendu par Baudelaire, il n’en est question de mauvaise digestion dans ce lecteur raffiné. Disons donc que le plagiaire baudelairien n’est qu’une conséquence d’une dyspepsie temporelle et excusable.
Il y a quelque chose de plus précieux que l’originalité c’est l’universalité.
Celle-ci contient celle-là, et en use, ou n’en use pas, suivant les besoins.

(O.II.630)
Malgré sa tentative d’être original à tout prix, l’importance de Baudelaire, selon le sens valéryen de ce mot (598-599), est la conséquence de sa universalité. Quant à Poe, il savait bien les distinguer :
Il est admirable de voir un être aussi original que Poe pousser la lucidité et tourner la rigueur presque contre soi-même, jusqu’à s’attaquer à l’idole de l’originalité. Il n’eût pas comme Baudelaire considéré le nouveau comme ayant une valeur en soi. C’est manquer de discernement. Il savait que le nouveau ne doit pas être sollicité, car il se fait de soi-même au milieu des antiquités.
(C.II.1179-80)
Ainsi l’attitude à l’égard de Poe, leur idole commun, est aussi hagiographique chez Valéry que chez Baudelaire. Pourtant, le côté critique de l’écrivain américain est assimilé dans l’œuvre de celui-ci, tandis qu’il est toujours exagéré et accentué dans les écrits de celui-là. En outre, Valéry se pose parfois en critique trop sévère sinon injuste des vers baudelairiens qui s’éloignent de la métrique du métronome à la manière de Poe :
Poétique. Erreur de Baudelaire :
    Mon enfant, ma sœur etc.
    Il fait 5 + 5 + 7 ― c’est inharmonique.
    J’aurais fait 5 + 5 + 8, et
    au lieu de : D’aller là-bas vivre ensemble = 7
    mis : D’aller vivre | là-bas | ensemble = 8
    ou autre chose qui fasse 8 ― car son vers de 7 est prose.

(C.II.1140)
Cependant, il y a des cas où la critique valéryenne semble raisonnable, ― selon ses propres principes de versification. Alors, il déclare :
Sur les quatorze vers du sonnet Recueillement, qui est une des plus charmantes pièces de l’ouvrage, je m’étonnerai toujours d’en compter cinq ou six qui sont d’une incontestable faiblesse. Mais les premiers et les derniers vers de cette poésie sont d’une telle magie que le milieu ne fait pas sentir son ineptie et se tient aisément pour nul et inexistant. Il faut un très grand poète pour ce genre de miracles.
(610)
Hélas, voici un désaccord entre les principes critiques de Valéry et sa conscience poétique. Malgré les demandes de celle-ci, il devrait suivre ceux-là en interrogeant l’auteur afin de découvrir ses propres opinions. Quant à celles de Baudelaire, elles sont exprimées dans La Double Vie par son ami Charles Asselineau :
J’ai entendu dans un bureau d’imprimerie le dialogue suivant entre le directeur d’un recueil des plus accrédités [...] et un poète célèbre : ― Ne trouvez-vous pas, monsieur, que ce vers est un peu faible ? ― Oui, monsieur, répondait le poète en se mordant la lèvre ; et le vers suivant aussi est faible, mais ils sont là pour amener celui d’après, qui n’est pas faible du tout. ― Je ne dis pas non, monsieur ; mais il vaudrait bien mieux qu’ils fussent tous les trois d’égale force. ― Non, monsieur, répondait le poète, en colère cette fois, car alors où serait la gradation ? C’est un art, monsieur, un art que j’ai mis vingt ans à apprendre.
(B.O.II.94)
Ce dialogue est bien connu, ayant été désigné comme authentique par Jacques Crépet. Nul doute donc que le poète y exprime ses propres opinions ; et si Valéry voulait mieux suivre ses propres principes, il lui vaudrait mieux juger le poème à partir de l’esthétique baudelairienne. Faire le contraire, c’est lui reprocher de n’avoir pas été Leconte de Lisle.
    Parfois Valéry vient jusqu’à sous-estimer l’importance de la rhétorique baudelairienne, celle de l’ironie et le paradoxalisme :
    Baudelaire ― des plus importants. Pas très fort. Métier. Esprit trop faible pour vaincre le paradoxalisme, la logique rhétorique qui déborde du romantisme dans Villiers et autres, les effets d’épatement ― ― Mais il a une sacrée « couleur chaude » une lumière parfois magnifique qui dore et fait chanter un coin banal. Pas grand’chose ―, mais dans ce Soleil à lui.
(C.II.1129)
Valéry, qui éloigne volontiers sa propre poésie de toute considération morale ou religieuse, aussi que de l’intimité de son cœur, de sa chambre à coucher, a tort de reprocher à Baudelaire sa rhétorique. Car les effets d’épatement ont une importance majeure pour l’esthétique de Les Fleurs du mal Sans eux, le poète aurait-il été capable d’écrire : dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine. (B.C.II.610) ?
    On sait le goût foncier du système binaire qui se présente forcement au lecteur de Baudelaire qui s’accoutume à l’opposition du Bien et du Mal, du plaisir et de la douleur, de la nature et de l’artifice, enfin de Dieu et de Satan... Ainsi on lit dans Mon cœur mis à nu :
    Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C’est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours. (B.O.I.682-683)
Quant à Valéry, il manque entièrement cet esprit manichéen :
    Il n’y a pas de rapports entre plaisir et douleur. Le langage les combine en contrastes comme le blanc et le noir, le jour et la nuit, le ciel et l’enfer ― et même... le sel et le poivre, ou le sucre et le sel... ou le Bien et le Mal. ― Mais qui sait si l’opposition du Bien et du Mal ne serait pas pure rhétorique ― ? (dicit Serpens) et si bien agir ne serait pas inséparable du désir et de l’amour du mal ; ― mal agir constitué et défini par la vision du bien ?
(C.I.1175)
Le système de Valéry est donc aux antipodes à celui de Baudelaire : pour ce dernier toute bonne action est engendrée par le Mal, en tant qu’elle se définit par son opposition au Mal naturel et primitif. Au lieu de vaincre ce paradoxalisme, son esprit y puisa à pleines mains la substance de sa poésie, fondée sur le rhétorique, qui, conformément à son dandysme littéraire vise parfois à produire les effets d’épatement. (Dandysme, C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. B.O.II.710) Le lui reprocher équivaut à lui reprocher de n’avoir pas été autrui, ― Mallarmé ou Valéry.
    Nous avons vu Valéry critiquer la forme tant que la signification des poèmes baudelairiens. Il serait utile d’aller plus loin afin de découvrir la différence entre sa visée et celle de l’auteur de Les Fleurs du mal. Car lorsque on accepte la méthode critique valéryen, on admet que le but d’un écrivain est déterminatif de son produit ; autrement dit, l’écriture est essentiellement une activité téléologique.
    Ainsi nous trouverons dans les journaux intimes de Baudelaire ces mots célèbres : Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) (B.O.I.701). Puis nous verrons l’auteur du Salon de 1859 affirmer : très jeunes, mes yeux remplis d’images peintes ou gravées n’avaient jamais pu se rassasier, et je crois que les mondes pourraient finir, impavidum ferient, avant que je devienne iconoclaste (B.O.II.624). On a parle beaucoup de ce culte des images ; mais dans son étude Valéry n’en dit rien. (On peut consulter une étude exemplaire de Jean Prévost, surtout chapitres XIII-XIX.) Cependant, dans ses cahiers il attaque la manie du « Génie », distingué par l’abus des images. La rhétorique, signe du « génie ». L’image ou métaphore prise comme but. (C.II.1166) D’ailleurs, Valéry, selon qui l’analyse sophistique est le seul résultat positif de la philosophie (C.I.553), estime la rhétorique classique tant que la philosophie sophistique : Le rhéteur et le sophiste, sel de la terre. (O.II.619) Cependant, il essaie toujours de leur dépasser :
    Je fus ― je suis peut-être quant au fond même des pensées, (aux sentiments aussi et à ce qu’il y a de plus essentiel) ― ce qu’un rhéteur est quant à leur forme, et un sophiste quant à leurs figures.
    C’est-à-dire que j’ai considéré penser, le penser même, comme indépendant de ses « causes », de ses « objets » et de sa « valeur »...

(C.I.803)
Notons bien que lorsque Valéry prononce: « ma fin n’est pas littéraire. Elle n’est pas d’agir sur d’autres tant que sur moi ― Moi ― en tant qu’il peut se traiter comme un œuvre... de l’esprit », il renonce, en effet, à la présence de sa biographie dans son œuvre. Pourtant dans le cas Baudelaire, on ne saurait comprendre son œuvre qu’à travers sa vie. Voici E.M. Cioran:
Une biographie n’est légitime que si elle met en évidence l’élasticité d’une destinée, la somme de variables qu’elle comporte. Mais un Baudelaire suit une ligne de fatalité dont rien n’assouplit la rigueur. C’est aux nigauds que la vie échoit en partage; et c’est pour suppléer à celle qu’ils n’ont pas eue qu’on a inventé les biographies des poètes...
    La poésie exprime l’essence de ce qu’on ne saurait posséder; sa signification dernière : l’impossibilité de toute « actualité ». La joie n’est pas un sentiment poétique. (Elle relève néanmoins d’un secteur de l’univers lyrique où le hasard réunit, en un même faisceau, les flammes et les sottises.) A-t-on vu un chant d’espoir qui n’inspirât pas une sensation de malaise, voire d’écœurement ? Et comment chanter une présence, quand le possible lui-même est entaché d’une ombre de vulgarité ? Entre la poésie et l’espérance l’incompatibilité est complète; aussi le poète est-il victime d’une ardente décomposition. Qui oserait se demander comment il a ressenti la vie quand c’est par la mort qu’il a été vivant ? Losqu’il succombe a la tentation du bonheur, ― il appartient à la comédie. Mais si, par contre, des flammes émanent de ses plaies, et qu’il chante la félicité ― cette incandescence voluptueuse du malheur ― il se soustrait à la nuance de la vulgarité inhérente à tout accent positif. C’est Hölderlin se réfugiant dans une Grèce de songe et transfigurant l’amour par des ivresses plus pures, par celles de l’irréalité...
    Le poète serait un transfuge odieux du réel si dans sa fuite il n’emportait pas son malheur. A l’encontre du mystique ou du sage, il ne saurait échapper à lui-même, ni s’évader su centre de sa propre hantise : ses extases même sont incurables, et signes avant-coureurs de désastres. Inapte à se sauver, pour lui tout est possible, sauf sa vie. Mais un classique se comporte bien devant la mystère ; sa salvation est déjà garantie, car il est pétri avant sa naissance.
    Je reconnais à ceci un véritable poète : en le fréquentant, en vivant longtemps dans l’intimité de son oeuvre, quelque chose se modifie en moi : non pas tant mes inclinations ou mes goûts que mon sang même, comme si un mal subtil s’y était introduit pour en altérer le cours, l’épaisseur et la qualité. Valéry ou Stefan George nous déposent là où nous les avons abordés, ou nous rendent plus exigeants sur le plan formel de l’esprit : ce sont des génies dont nous n’avons pas besoin, ce ne sont que des artistes. Mais un Shelley, mais un Baudelaire, mais un Rilke interviennent au plus profond de notre organisme qui se les annexe ainsi qu’il le ferait d’un vice. Dans leur voisinage, un corps se fortifie, puis s’amollit et de désagrège. Car le poète est un agent de destruction, un virus, une maladie déguisée et le danger le plus grave, encore que merveilleusement imprécis, pour nos globules rouges. Vivre dans ses parages ? C’est sentir le sang s’amincir, c’est rêver un paradis de l’anémie, et entendre, dans les veines, des larmes ruisseler...

(CO.669-670)

        Le Mysticisme du langage

    On se demande si, pareillement à Monsieur Teste, son créateur est un mystique sans Dieu (O.II.34). Mais sa propre religion reste cachée toujours.
Pour mon sentiment, c’est une impureté que de donner à ce qu’il y a de plus simple et de plus secret en nous, une définition extérieure, et un nom que nous n’avons pas inventé. Chacun doit avoir sa Mystique, qu’il garde en soi jalousement, qu’il ne trouble pas de sottises théologiques, ni de traditions, avec tous les compromis et les feintes soumissions qui s’ensuivent. Ma devise fut : Cache ton Dieu. Et encore ce dernier mot est une héresie, car il me vient d’autrui.
(C.II.611, cf. O.II.489)
Valéry ne parle jamais de la religion baudelairienne ; et il semble qu’il serait incapable de mettre sa propre religion dans son œuvre, comme le fit Baudelaire. Mais même si Baudelaire ne cache jamais rien de son Dieu, il faut le distinguer toujours de Dieu chrétien d’autrefois. Tout grand poète fait son propre dictionnaire, et nous devons distinguer à tout prix sa lexique de celle de nous-mêmes. Par conséquent, la question de sa religion doit rester ouverte avant que elle n’est résolue par une étude scientifique soigneuse et pénétrante.
    Cependant, la religion de Baudelaire demeure devant nous, mise à jamais dans ses vers. Encore E.M. Cioran:
Alors que le vers permet tout, que vous pouvez y déverser larmes, hontes, extases ― et surtout plaintes, la prose vous interdit de vous épancher ou de vous lamenter : son abstraction conventionnelle. Elle exige d’autres vérités : contrôlables, déduites, mesurées. Si pourtant on volait celles de la poésie, si on pillait sa matière, et qu’on osât autant que les poètes ? Pourquoi ne pas insinuer dans le discours leurs indécences, leurs humiliations, leurs grimaces et leurs soupirs ? Pourquoi ne point être décomposé, pourri, cadavre, ange ou Satan dans le langage du vulgaire, et pathétiquement trahir tant d’aériens et de sinistres envols ? Bien plutôt qu’à l’école des philosophes, c’est à celle des poètes qu’on apprend que le courage de l’intelligence et l’audace d’être soi-même. Leurs « affirmations » font pâlir les propos le plus étrangement impertinents des sophistes anciens. Personne ne les adopte : y eut-il jamais un seul penseur qui fût allé aussi loin que Baudelaire qui se fût enhardi à mettre en système une fulguration de Lear ou une triade d’Hamlet ? Nietzsche peut-être avant sa fin, mais hélas ! il s’obstinait encore dans ses ritournelles de prophète. Chercherait-on du côté des saints ? certaines frénésies de Thérèse d’Avila ou d’Angèle de Foligno... Mais on y rencontre trop souvent Dieu, ce non-sens consolateur qui, affermissant leur courage, en diminue la qualité. Se promener sans convictions et seul parmi les vérités n’est pas d’un homme, ni même d’un saint ; quelquefois cependant d’un poète...
(CO.670)
Quant à Valéry, il ne reste à lui, en tant qu’un poète scientifique et rigoriste, qu’à refaire la langue même selon ses propres conventions, suivant une pratique classique par excellence. Le nettoyage de la situation verbale (O.I.1316) est nécessaire, car le langage est le moyen le plus fort de l’Autrui, ― logé en nous-mêmes (C.I.362). Afin qu’il puisse satisfaire son orgueil créateur, afin qu’il puisse être l’unique, le poète doit retrouver en lui-même le langage à l’état naissant. (O.I.1440). Mon dictionnaire ― J’ai passé ma vie à me faire mes définitions. Ainsi écrivit Valéry dans ses cahiers (C.I.452). Le dictionnaire valéryen n’est que son œuvre elle-même, tous les mots étant donnés autant de signification qu’ils peuvent recevoir par tous les lecteurs du présent et même du futur. Mais si le Moi est l’œuvre principale de l’esprit valéryen, comme est indiqué ci-dessus, il est évident que cette œuvre n’est qu’un Moi. Ainsi dans ses cahiers le Moi se confonde avec l’œuvre :
Ego
Tout ce que j’ai pensé se réduit à un dictionnaire composite.
        Mots supprimés.
        Mots conservés.
        Mots créés.

(C.I.155)
Un tel Ouroboros, l’œuvre littéraire finit toujours par manger son crèateur. Malgré toutes les protestations de l’auteur jaloux de sa intimité, malgré son pudeur d’état (C.II.194), le Moi valéryen s’unit aujourd’hui avec son esprit dans son grand œuvre. Un tel écrivain n’est qu’un grand personnage imaginaire que nous reconstruisons à partir de ce dernier, chaque fois à nouveau. Voici la véritable situation de Valéry.
Tout ce que tu dis parle de toi : singulièrement quand tu parles d’un autre.
(O.II.827)
        FIN

        Œuvres de référence et sigles utilisés dans le présent essai :

     Charles Baudelaire [1973-4] Correspondance, tomes I et II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris : Gallimard (noté B.C.I.xxx et B.C.II.xxx).
     Charles Baudelaire [1975-6] Œuvres complètes, tomes I et II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris : Gallimard (noté B.O.I.xxx et B.O.II.xxx).
     E.M. Cioran [1995] « Valéry face à ses idoles », Exercises d’admiration et Précis de décomposition in Œuvres, Paris : Gallimard (noté CO.xxx).
     Pierre Fontanier [1830] Les Figures du Discours, Paris : Flammarion, 1977.
     Shuhsi Kao [1985] Lire Valéry, Paris : Librairie José Corti.
     Daniel Oster [1981] Monsieur Valéry, Paris : éditions du Seuil.
     Edgar Allan Poe [1951] Œuvres en prose, traduites par Charles Baudelaire, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris : Gallimard (noté P.O.xxx).
     Marcel Proust [1954] Sainte-Beuve et Baudelaire in Contre Sainte-Beuve, Paris : Gallimard, pp. 197-227 (noté CSB.xxx)..
     John Searle [1983] Intentionality, Cambridge : Cambridge University Press.
     Paul Valéry [1957-60] Œuvres, édition établie et annotée par Jean Hytier, tomes I et II, Paris : Gallimard (noté O.I.xxx et O.II.xxx).
     Paul Valéry [1973-4] Cahiers, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson-Valéry, tomes I et II, Paris : Gallimard (noté C.I.xxx et C.II.xxx).

     Le numéro entre 598 et 613 signifie toujours une des pages de Situation de Baudelaire, O.I.598-613.
     Le signe = indique la répétition exacte d’un passage, tandis que ~ indique la répétition avec des variations.

     Bien que je ne les cite jamais, je dois beaucoup aux œuvres de Shuhsi Kao et Daniel Oster, aussi bien qu’à la correspondance de Serge Rouveyrol.

     — 5 Juin 1990